Le matin avant d'arriver je ralentis, je mets la musique plus fort, je ferme mon visage un peu plus. A la mi-journée le sourire est revenu, ces gens qui me filent des surnoms, ces mecs qui me parlent de mes collants d'une couleur différente chaque jour, ces filles qui me regardent un peu trop au fond des yeux. La petite Australienne squatte depuis une semaine à la maison, le soleil tape fort, le tournage de la comédie musicale gore m'a révélé ce que je savais déjà : je suis un peu trop douée pour commander. Puis il me reste une traduction d'un texte sur la traduction à rendre demain, un scénario à écrire très vite, et les déceptions à digérer. Je me surprends à m'énerver sur tout et n'importe quoi, à prendre trop à cœur ce qui devrait me laisser froide, à pleurer sur ceux pour qui je croyais compter et qui me prouvent que pas-vraiment-non, à pester contre le manque de professionnalisme de certains enseignants, à rager contre tout ce qui ne fonctionne pas. En rentrant le soir je ralentis, je mets la musique un peu plus fort et j'essaie de calmer ce flot d'exaspération qui me noie. J'essaie de ne pas perdre le fil qui me relie à Kha, j'essaie de continuer de le faire rire, j'essaie d'éponger mes nerfs ailleurs que dans son cou. J'avais oublié comme il peut être épuisant de soutenir seule le poids de deux vies entières.
Au milieu d'un débriefing sur l'oreiller, alors que l'on se triture la tête sur le scénario qu'il faut pondre bientôt et sur le tournage de demain, il me demande ce que je fais si jamais demain il n'est plus là. Il pense à des conneries. C'est comme ça qu'il dit. Soudain je ne peux plus penser. Je me demande surtout ce que je fais aujourd'hui s'il pense à mourir demain, qu'est ce qu'il faut que je fasse, pourquoi il n'est pas heureux, pourquoi il ne veut pas rester là avec moi. La vie ça me soule. Voilà le quote of the day ici. Je cache mon visage dans l'oreiller, je gemis qu'il ne peut pas m'abandonner, qu'il ne peut pas briser ma vie comme ça. Il me dit que c'est presque pareil si un jour on se quitte. Non, si on se quitte on peut toujours revenir. .
Voilà. Après ces journées entières affalée dans un fauteuil de salle de spectacle, sans chaussures, à écouter du Paranthoën, après ces histoires de formation des groupes de travail et déjà celles du genre y'a un problème entre toi et moi? ; après tout ça j'ai retrouvé au fond de moi tout ce que je redoutais. La peur du groupe, du faux-ami, du microcosme qui te bouffe et des trafics d'influences qui se mettent en place bien trop tôt. Tout ce qui m'a tuée quand j'allais en primaire, puis au collège, encore un peu au lycée mais que je n'avais pas ressenti depuis au moins 5 ans. J'ai retrouvé la douleur de devoir séduire, l'angoisse de plaire, la peur de trop en dire. Évidemment ça a changé, un peu, parce que j'ai vieilli certainement, parce que je suis plus affirmée, sûrement. Ici, je me rapproche donc plus facilement des garçons ou des lesbiennes, et j'essaie d'oublier que je suis de retour dans une classe. J'ai des souvenirs de bullying qui me font grimacer, ceux qui m'ont empêché de croire à l'adage qui dit que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. J'ai mis trop de temps pour m'en relever, je n'ai jamais réussi à m'en défaire. Cela ne m'a pas rendue plus forte, seulement un peu plus dépendante du regard des autres, un peu moins encline à accorder ma confiance, un peu toujours parano. Alors je pratique l'auto persuasion. Je m'en fous je m'en fous je m'en fous. Ils pensent ce qu'ils veulent, moi je sais ce que je veux. Et je me surprends à apprécier leurs sourires et leurs admirations. La plupart sont si jeunes, je suis une grande maintenant. Il faudrait juste que je sois aussi sûre que j'en ai l'air.
Le dimanche de pré rentrée n'a pas vraiment vu le climax du stress, juste un cheesecake maison fabriqué à 9AM soit un peu trop tôt pour un dimanche, Gomorra avec la nausée et une casserole entière de coquillettes qui tombe sur le sol de la cuisine. Tout va bien, Kha se met au whisky, et on se couche à 9PM devant un stock d'animes de la nouvelle saison japonaise avec un bol de ramen. Je me suis réveillée avec Un homme heureux dans la tête, je suppose que je commence à saturer moi même de notre aspect gens-qui-s'aiment-lovu-dovu... J'ai mis mes collants rouges assortis à mon vernis de pute et je ne sais même pas à quelle heure je fais vraiment ma rentrée. Je parie sur 9h, I'm currently off to school.
J'avais 18 ans, ce qui fait de moi une freak aux yeux de beaucoup. Je me rappelle presque exactement de cette soirée, de son regard, de la première fois qu'il a prononcé son prénom. Plus tard j'ai compris que j'avais dû toucher juste, que Kha n'est absolument le genre de mec à laisser son numéro, qu'il avait bien trop de filles qui lui courraient après, et qu'il m'a choisie moi. C'était samedi 11 Octobre 2003 donc, le reste il me semble l'avoir déjà raconté. Pour une fois c'est moi qui y pense, avec mon bol de glace vanille-pécan-caramel devant grey's anantomy S05E01&02 et sa tête sur mes seins, alors qu'il joue à un jeu débile sur son portable en gromellant sur la qualité des dialogues. Ce soir nous avons 5 ans, je crains qu'il ne prévoie de fêter ça avec une raclette. Il a décrété cette semaine que la saison de la raclette était officiellement ouverte, et que ça supplantait même le couscous de sa mère. Sur ces bonnes paroles à teneur garantie en sacrilèges culturels, ma balance est partie se pendre, moi j'ai couru m'acheter des sous pulls (avec sa cb, comme une belle pouffiasse) pour cacher tout ça convenablement, et aussi parce qu'il commence à faire froid, et que j'ai bientôt fini de fanfaronner qu'ici c'est encore la saison des tongs. Je lui ai aussi acheté un chapeau, maintenant il ressemble à une star de cinéma des années 40 et je suis toujours aussi in love.
Il reste comme ça sur moi assez longtemps pour en foutre partout, pour pouffer de rire dans mes cheveux, encore, et pour finalement se retirer hilare en balançant "ça c'est fait". C'est à peu près tout ce qu'il me faut, avec les brötchen au petit dèj de midi, le café un peu trop fort et une jupe d'hiver. Je suis fucking in love.
Lundi
dernier, après le cours de marketing politique j'avais quand même
l'appréhension en presque-courant vers cette liste qui allait choisir
pour moi de quoi cette année sera faite. La liste a choisi, Kha est
déjà là, trop heureux de pouvoir me dire qu'il me reste à oublier mes
cours de pouffiasse-de-com. Avant tout, la liste a choisi de tout
bouleverser très vite, je commence le 13, et donc lundi Liba m'a
réquisitionné immédiatement pour deux tournages à Paris le mercredi, sa
soirée d'intégration le vendredi, son déménagement et un diagnostique
sur l'état désastreux de son couple. Paris très vite alors, où je
découvre que finalement rien ne va vraiment changer, si ce n'est la
taille des pellicules que l'on stocke entre le beurre et la confiture.
On
dort peu, j'enchaine les postes actrice/scripte/cadre/lumière, on
débriefe beaucoup et l'on tente de planifier notre road trip vers
Bruxelles. Après sa rupture hebdomadaire du vendredi et tous les excès
ingérés, après les tours sans fin dans Montmartre pour retrouver la
voiture et les appels désespérés parce qu'on a oublié le code pour
rentrer chez elle, on finit par s'endormir enfin vers 5AM pour un
départ prévu à 7... Samedi vers Bruxelles sera pouffiasseries et
camembert-sans-couteau au péage, son mec qui me harcèle car il est
"paumé" et Liba qui pense sincèrement que je ferais une bonne
intermédiaire. Avec mon envie de le jeter à la poubelle pour
non-respect évident de l'essence même de ma meilleure amie, j'hésite à
accepter de jouer les conseillères de couple. Que lui dire à part qu'il
n'a juste rien compris à ce qu'elle est? Je suis effarée de voir le
nombre de mecs dans mon entourage qui tombent amoureux de filles super
indépendantes/bosseuses/funky et qui tentent inconsciemment d'en faire
des femmes aux foyers inutiles et malheureuses, mais possédées...
La
gueule de bois nous anesthésie une bonne partie de l'après-midi, à ne
plus retenir nos fous rires devant la vidéo du séjour que je montre aux
handicapés. On file ensuite faire le plein de conneries avant de
rejoindre Lu dans son 130m2 avec terrasse à moins de 1000 € (dans un
quartier qu'on pourrait comparer à Odéon, genre). Bruxelles a cette
particularité prodigieuse de rester une capitale très peu chère, et ils
ont des magasins
très dangereux où le concept serait un mix entre H&M et Ikea (ça
s'appelle HeMa, je ne veux pas croire que ça soit innocent...), d'où la
razzia de conneries. Plus tard, après la nostalgie de retrouver notre
équipe de plasticiennes de choc et de voir comme l'émulation entre nous
opère toujours aussi bien, il y avait wish you were here dans le
un des salons et je fermais les yeux pour y voir sa peau. La façon dont
il peut me hanter quand je suis loin me surprend encore. Et j'encaisse
le paradoxe de sentir son couple vivant par le manque. Puis par les
comparaisons que l'on ne devrait pas faire, comme celles de mes
meilleures amies qui m'avouent que ce qu'il leur faut c'est un comme
Kha. awkward.
Dimanche sous la pluie, il y a des merveilles à
attraper place du Jeu de Balle et une énième gueule de bois à soigner
avec de grands bols de soupes à 2€. Je me lâche sur les soldes
Moleskine pour soigner mon addiction à internet ,frustrée depuis plus
de 5 jours. Je ne croyais pas avoir à ce point besoin d'écrire... Je
déplie le carnet de journaliste en revenant d'une séance de mise à jour
avec Pixie, et je lâche tout
entre le métro et le tgv, la tête dans la musique en me disant que ça
faisait longtemps que je n'avait pas écouté la voix d'Emily Haines, et
que Marissa Nadler a réussi l'exploit de faire une cover de Radiohead
encore plus lente que l'originale. Je me demande si un jour mon
histoire avec Kha viendra en gâcher une future, s'il est normal de
laisser un dangereux personnage récidiviste dans la nature, si je ne
devrais pas agir plus et penser moins, si je ne suis pas rien qu'une
sale intello. En rentrant, Kha m'offre une eeepc "pour fêter le
concours" et je commence à flipper de ma surconnectivité grandissante.
Il ne me reste plus qu'à préparer la rentrée, trouver une coupe de
cheveux correcte et un vélo pas cher. Je sens déjà monter le stress qui
viendra certainement climaxer dimanche soir...
Soudain tout revient à même-mieux-que la normale, à déambuler pendant plus de 15h dans la ville, à chercher en chœurs les paroles de ces chansons que l'on aimait tant, à s'arrêter pour gouter ces gâteaux hors de prix mais délicieux de rareté dans notre train de vie. Les expositions du Printemps de Septembre, le cinéma et la recherche vaine d'un radio réveil ou d'un chapeau, un bras sur mes épaules et son sourire, enfin. Peu après minuit je ne contrôle plus les sanglots qui m'agitent quand il me tue si fort, ses doigts autour de mes poignets et nos jambes emmêlées, le bassin qui tressaute et mes cheveux dans sa bouche.
Je commence à enfin apprécier mes têtes à têtes avec la ville. Traverser la Garonne tôt le matin quand mes bras nus se hérissent et que mes jambes nues aussi pédalent vite, et longer ce même fleuve en fin d'après-midi, sous le soleil et les marronniers, avec ce temps de fin d'été qui n'en finit pas, la chaleur douceâtre et la musique à fond. Je souris naïvement aux garçons qui me laissent passer, je souris au fleuve, aux briques presque pareilles mais si différentes de celles qui m'ont vues naitre là haut dans le Nord, je souris à mes nouveaux profs et je souris dans ma tête et tout le temps, parce qu'enfin il me semble être à ma place.
J'essaie de réfléchir rapidement, aussi rapidement que mes coups de pédales s'enchainent, pour trouver une solution à mon dilemme. Il faudrait que je regarde en face cet état de fait, en 2 jours cette rentrée m'a révélé tout ce que je pouvais espérer, tandis que le concours n'a rien enlevé à mes doutes... Me voilà sur mon vélo, sous le soleil, à l'aube de l'un de ces choix qui changent une vie. J'en viens à espérer que le résultat du concours soit négatif, que je n'aie pas à tergiverser et que je plonge avec l'euphorie qui me pousse depuis hier dans ce master. D'un coté le fantasme du cinéma, de l'autre la réalité concrète de la communication. Je m'étonne moi même de mon propre enthousiasme, mais je trouve passionnant de commencer la journée en analysant la dernière stratégie de communication de la Xbox avec Halo 3 et de la terminer en envisageant l'organisation d'un colloque sur la mutation contemporaine des musées... J'y vois la possibilité de combiner concrètement les apports de ma formation de plasticienne, de mon engagement associatif, de mon expérience professionnelle et de ma culture personnelle, du coup en un mot : je kiffe.
Alors j'attends lundi soir les résultats, sans vraiment d'appréhension donc, pour envisager mon avenir proche. Je crois qu'une admission en école de cinéma ne se refuserait pas, que j'ai la chance d'avoir l'âge et la possibilité de me tester, et que je peux sans problème me permettre de consacrer un an à une lubie artistique pour voir ce que ça donne. Pendant ce temps Kha me traite de pouffiasse parce qu'il hais la com de façon épidermique, et je me fait pardonner en fabriquant le harissa maison "le meilleur du monde". Je joue quand même la pouffiasse bonne à marier, qui lui met des bières au frais et qui lui prépare des plats gigantesques de coquillettes, et je n'arrive pas à le sortir de sa torpeur. Il se couche aussitôt l'assiette reposée, il refuse de sortir, et de me toucher... Je reste ébahie et tristement inutile devant sa dépression rongeante, je me couche derrière lui et je tente de penser moins fort pour qu'il s'endorme.
J'essaie de redescendre doucement, après la semaine intensive et tous ces gens. Je me plonge vite dans autre chose, les vrais cours de la vraie fac pour oublier que ça ne marchera surement pas. L'épreuve de scénario commençait par "vous faites partie de l'équipe de scénaristes de Lost" et le jury ne s'intéressait qu'aux histoires cocainées de ma vie parisienne. J'ai essayé pendant 6h de changer la vie de Jack Shephard, et je donnerais tout pour repasser l'oral sérieusement...
Pendant ce temps, pas si loin, des mecs décrètent qu'une gamine de 9 ans est apte au mariage parce qu'à cet age là "elles sont plus performantes au lit". Le monde entier pète les plombs, ça ne devrait pas tarder à trembler sous nos pieds, et pourtant je m'évertue de parler de cinéma...